Flamy la puce

Boule de poil de caractère, très attachante, petit moteur ronronnant fort, la Marquise à la robe bleue et blanche est entrée dans la famille il y a longtemps déjà, mais dans ma maison depuis quelques semaines seulement.

J’aurais voulu la ramener chez son ‘Père’, j’aurais tant aimé qu’ils se retrouvent et reprennent leur chemin ensemble. Mais la vie, en s’envolant, en a décidé autrement. Mon Frère a rejoint les étoiles que Flamy scrute, le soir, perchée sur le muret.

Aujourd’hui, elle et moi avions un rendez-vous très important, le premier ensemble chez le vétérinaire.  Identification en perspective, car elle est audacieuse et explore pas mal les alentours, et comme ça n’est pas encore son quartier, j’ai peur qu’elle ne se perde. Pucée, on se donne plus de chances de se retrouver. Mais il faut que la Belle soit assez calme pour le permettre sans sédation. Cela me parait préférable, elle a vécu assez de tourments ses derniers temps, moi aussi, nous n’avions pas besoin de nous en infliger davantage. J’en ai eu les tripes nouées toute la journée, j’avais la trouille de son comportement, que je connais encore bien mal, que j’apprends à apprendre. Les cliniques vétérinaires ne sont pas des lieux de récréation pour les quatre-pattes. Le succès de l’entreprise dépendait de sa réaction à la table métallique du véto.

Ce soir, à 18h15, par le biais d’une micro-puce glissée à son cou, je l’ai officiellement adoptée. Ce soir, j’ai accolé mon nom à celui de Flamy et elle a changé d’adresse.  Tout s’est bien passé, puce injectée sans rébellion, vaccins mis à jour, nous sommes reparties, elle contente de quitter le véto, moi émue de ce bel héritage.

Nous allons poursuivre notre nouvelle vie, la voilà co-propriétaire, avec Bingo, de la maison, et je me demande quand elle pensera à me réclamer, elle aussi, un loyer…

J’espère que le montant n’en sera pas exorbitant….

Les ombres du Hall Nord

C’est à partir de 20 heures que cela commence. Parce que plus tôt, c’est impossible. Trop de bruits, de mouvements, de couleurs, trop d’ondes discordantes selon le pourquoi de la présence ici, trop de pas, et trop de Marchants. Parfois on pointe le bout du nez dans la journée, pour une cigarette, pour un café. Mais en général, le jour c’est pas notre truc. On porte une sorte d’uniforme, facilement repéré, et du coup on se perd, soit dans la pitié des Marchants, soit dans leur indifférence, le vide d’émotion. Parfois c’est bonne pioche, et un moment d’échange, un sourire en empathie, des rires provisoirement arrachés au morose. Une éclaircie.

Entre 19 heures et 20 heures, si le lieu se vide un peu, il résonne encore de l’activité des Entrants ou des Sortants.

Puis le rythme se calme, et l’espace nous revient. On peut sortir de l’ombre pour s’exposer un peu, s’éclairer d’une autre lumière, sous les leds ou sous les étoiles. Dans la journée, dans l’esprit des Marchants, un pyjama est un pyjama. Le soir, chacun d’eux retrouve sa forme, sa matière, et ses couleurs. Et nous aussi. On peut parler fringues, comparer, complimenter… La tenue de rigueur rime avec confort, pas de chichis, pas d’esbroufe, les efforts se font ailleurs.

Chacun d’entre nous est un Roulant, puisqu’il roule quelque chose, son fauteuil, son mât de misères, et puis, dehors, des cigarettes. Mais on ne roule pas des mécaniques, non, on n’a pas les moyens, les nôtres sont grippées.

Au couchant du soleil, l’immense hall d’accueil aux guichets maintenant aveugles s’offre à une autre vie, une ambiance plus feutrée et plus intime. Les fauteuils des espaces d’attente deviennent lieux de détente, petits salons hospitaliers ouverts aux improbables rencontres. Il faut souligner que le centre lui-même est très hospitalier, puisqu’il accueille des résidents de tout âge, de tout horizon, de tout passé, de tout avenir, réunis par la nécessité bien plus que par l’envie. La contrainte est un point commun qui brise un peu les barrières, les frontières, nivelle les statuts, déclassifie les classes. On est tous dans la même galère, c’est ça qui nous rassemble.

Les précieux petits salons s’animent. On se retrouve par hasard, ou par reconnaissance, par affinités ou par service… Ici on peut tout dire. Sa vie d’avant, ses projets pour après… La douleur, les frayeurs, les inquiétudes, les angoisses… Les bonnes nouvelles, les espoirs, les dates de sortie, les anecdotes de la journée… On rit, on sourit, on pleure aussi parfois. Partager les expériences difficiles ne les divise pas, mais ça fait du bien quand même. Ici les voiles tombent, et la pudeur aussi. Le jour, il faut se plier au corps médical, à son lugubre ballet parfaitement orchestré et donc à ses horaires. Et puis il faut prendre en charge les visiteurs, soulager leurs inquiétudes, simuler pour rassurer, réconforter, et ainsi s’oublier… La nuit, on tombe le masque et on revient à soi, en se disant aux autres. À des inconnus qu’on ne reverra probablement jamais en pyjama, mais qui, l’espace d’un séjour, sont nos frères de sueur. De cette émission âcre et salée qui exprime notre peur et l’expire par tous nos pores. Et la trouille au ventre, ici, on connaît tous.

Parfois, c’est un peu la fête, pourvu que des Marchants en tenue de ville viennent rendre visite à l’un d’entre nous. Ça amène un peu d’air frais, de légèreté, de baume au coeur.

À l’extérieur, si le ciel laisse scintiller les étoiles, l’esprit peut s’échapper, vagabonder à sa guise, chevaucher des rêves à dormir debout. S’il pleut, on fume sa clope à l’abri, près de l’entrée, on discute. Dehors, on respire un autre air, on entend d’autres bruits. Les voitures sur les grands axes alentours, et aussi les oiseaux. Des bruits ordinaires qui prennent une autre couleur, celle de la ‘vie normale’, hors d’ici.

Les petits salons se vident à mesure que la nuit avance et que les éclairages faiblissent. Et le hall s’enfonce dans le silence, ou presque, puisque quelques pas discrets ou quelques grincements de roues le brisent parfois. Pas un mot, non, ça n’est plus le lieu pour, on ne fait que le traverser. Les mots, s’ils s’échangent, c’est dehors. Dans les heures les plus noires et le petit matin, les rares ombres mobiles sont celles d’employés qui se posent, de veilleurs d’amour en quête d’un peu de répit et d’air frais, ou de résidents insomniaques aspirant au sommeil. On a tous de bonnes raisons pour être dehors à cette heure où tout le monde dort, mais ce ne sont pas les mêmes. Et selon que l’on soit Marchant ou Roulant, on ne perçoit pas les bruits de la même façon, et l’on entend les oiseaux autrement. Alors souvent, oui, le silence s’impose tandis que, tranquillement, le jour se lève. Bientôt, le hall ouvrira les yeux de ses guichets, se réveillera doucement, avant de retrouver son brouhaha et son agitation diurne.

Un hôpital, ça vit la nuit aussi …

Voleur Volant

 

Étretat… sa plage… ses petits galets aux formes douces…

Étretat… ses falaises bien sûr… et puis ses mouettes et ses goélands.

Je les aime beaucoup, les oiseaux de mer, j’aime leur liberté, leur capacité à évoluer entre la terre, les airs, et l’eau. Et puis je les trouve beaux.

Il n’empêche.

Étretat, les Vieilles Halles, il est tard déjà, et je n’ai pas déjeuné. Je me laisse tenter par une barquette de frites que je m’apprête à déguster tranquillement sur la plage, avec ‘vue sur’. Après une descente dans les galets qui roulent, je me pose et contemple. C’est beau de tous les cotés. J’ouvre la barquette, et commence à picorer.

Les goélands sont là, évidemment.

Je sors mon appareil photo, et mitraille gentiment. Un intrépide s’approche, me zieute, penche la tête d’un coté ou de l’autre, avance toujours… Moi je suis si contente de pouvoir le photographier d’aussi près que mes victuailles sont devenues le cadet de mes soucis. Je crois n’avoir pas imaginé qu’il oserait, là, sous mon nez. Ce n’est pas son cas à lui. Il ose.

J’assiste à un vol plané de frites d’une grande élégance, avant un misérable fracas sur les galets.

Je courre après la barquette, et le goéland donc. Je ne veux pas qu’il mange du polystyrène et s’intoxique. Il lâche l’affaire, je ne sais pas pourquoi, mais ça m’arrange bien. Je reprends le coffre au trésor, il me reste encore à récupérer ses joyaux éparpillés, et à briquer les galets. Corvée.

Mais, ô miracle, les galets sont tout nettoyés, d’autres goélands s’en sont chargé. Ils finissent le boulot, d’ailleurs, hardiment et ardemment, là, devant moi.

Au final je me suis fait racketer une poignée de frites par un gang de voleurs à plumes, plutôt bien organisé. Je ne suis pas bien sure que les frites soient une nourriture idéale pour les goélands, mais s’ils ont mal au ventre, ils ne l’auront pas volé !

 

Mon frère, ce héros.

C’est un bel oiseau avec un gros problème de patte. Le sang ne voulait plus l’irriguer, alors le docteur a réparé, dans l’urgence, parce que la faucheuse rodait. Il a mis un tuyau neuf.

Mais le tuyau s’est bouché.

Alors il a remis un autre tuyau, plus naturel, dans une autre urgence, et la faucheuse toujours tournoyait.

Putain de tuyau, il s’est encore bouché, alors le docteur a dit à l’Oiseau qu’il fallait la couper, cette patte, là, au-dessous de l’articulation. Et qu’il mettrait un bâtonnet, pour que l’Oiseau puisse encore marcher.

L’Oiseau s’est affolé, recroquevillé dans des draps qui n’étaient pas les siens. Sont venus les fantômes, les ombres, les silhouettes rugueuses, les monstres de la nuit. Dans les mains froides du chirurgien, il a bravé la faucheuse qui se réjouissait déjà. Il l’a bravée parce que, ailleurs, non loin, il y avait des océans d’amour et de tendresse qui l’attendaient. Alors il a cherché la force, l’énergie, et a redressé la tête. Il voulait de nouveau marcher, voler, voir le bleu du ciel. Aimer, être aimé, vivre…

Mais le sort s’est acharné, le docteur a dit qu’il fallait encore couper la patte, plus haut. L’Oiseau en a été assommé. Il a baissé la tête, replié ses ailes, tombé le cœur et l’envie de vivre. Son corps est si fatigué… Alors, les océans d’amour et de tendresse ont multiplié les vagues, les déferlantes, exit les 40ème rugissants, bienvenue aux 40ème murmurants, murmureurs de mots doux, générateurs d’énergie vitale, multiplicateurs de douceur…

 

Ce soir, le bel Oiseau a quitté le bloc opératoire, froid, métallique, impersonnel bien que rempli de personnel. Et il a retrouvé des bras aimants, plein de bras aimants. L’Oiseau m’a appris qu’il ne fallait plus vivre au jour le jour, mais vivre l’heure, la minute, la seconde, l’instant. L’instant présent et précieux. Et il force l’admiration par son courage.

Il est fatigué, l’Oiseau, il dort d’un sommeil bien mérité. Et quel que soit son demain, quel que soit le mien, ce soir cet Oiseau a les couleurs du héros, les plumes d’un champion.

Bravo Frérot, merci mon Frère…