L’Epiphanie

Il était 20 heures, ce 6 janvier. Tout le monde s’apprêtait à passer à table, on célébrait l’anniversaire de Jude, agapes en perspective. Cette période de l’année était toujours chargée, l’anniversaire des jumelles le 25 décembre, puis la fin de l’année, et tutti quanti.

Dix couverts joliment disposés, la vaisselle brillait, de délicieux fumets s’échappaient de la cuisine. Les jumelles, Christine et Christiane, prirent place, ainsi que Jude et Joseph le père, puis Papy et Trinidad, la grand-mère. Jude avait invité des copains à lui, Baptiste, Mathieu et Paul. Marie, la mère, s’activait en cuisine.

 

L’atmosphère était singulièrement sinistre, cependant. Un ‘plop’ indiqua qu’une bouteille de champagne avait été ouverte, le liquide doré emplissait les verres. Il faut vous dire, Monsieur, que chez ces gens-là, on ne vit pas, Monsieur, on ne vit pas, non … Alors on boit un peu, pour réchauffer le climat.

En dépit de l’insistance de sa mère, Jude n’avait pas voulu se défaire de sa sacro-sainte tenue gothique diabolique. Chaînes métalliques et piques, du noir de l’enfer et de l’argent des lames, des lames de couteaux aiguisés, comme étaient aiguisés ses mots, il avait la langue acérée, Jude, et le regard charbon fourbe. Il n’était pas un adolescent facile, non, il donnait du fil à retordre à ses parents.

 

Soudain, la sonnette retentit. A cette heure, c’était étonnant, on n’attendait plus personne. Trois grands gaillards, éclairés par la lune, se tenaient là, dans l’encadrement de la porte. C’était de lointaines relations de la famille, dont on avait vaguement entendu parler. Joseph les invita à entrer, et leur proposa de rester à diner, ce qu’ils acceptèrent sans aucune forme d’hésitation. Ils s’y attendaient même, visiblement, ils l’espéraient en tout cas. Ils n’étaient d’ailleurs pas venus les mains vides et déposèrent leurs présents, myrrhe, encens et or, sur le plan de travail dans la cuisine.

 

On se poussa un peu pour leur faire une place, tandis que Marie ajoutait trois couverts. Elle était un peu contrariée car son service de table était prévu pour douze personnes, la treizième assiette serait donc dépareillée. Gaspard s’installa entre les deux filles, tandis que Balthazar s’asseyait entre Trinidad et Joseph, face à Jude, et que Melchior prenait place entre Marie et le Papy. Les bulles du champagne n’avaient pas vraiment réussi à alléger l’ambiance, une lourdeur chargée d’électricité pesait comme une chape de plomb sur la tablée.

 

On entama le repas, quasi religieusement. En coulant dans la gorge, la bisque de homard faisait de grands bruits sans élégance. Ça faisait des grands ‘slurps’. Oui, ça faisait des grands ‘slurps’. Quelque chose que personne ne maîtrisait était en mouvement. L’incongruité de cette assemblée devait s’expliquer ailleurs que dans le cadre du simple anniversaire d’un adolescent boutonneux. Oui, mais où ? Alors Gaspard se leva et prit la parole. « J’ai une révélation à vous faire ». Tout sembla s’immobiliser, y compris la goutte de soupe maintenue en suspension sur le bord de la cuillère.

 

Alors c’est Melchior qui poursuivît. ‘Christine, Christiane, il est temps que vous sachiez que Joseph n’est pas votre père ». Les jumelles ouvrirent si grand les yeux qu’ils en furent exorbités, tandis que Marie joignait ses mains en prière. Il faut vous dire, Monsieur, que chez ces gens-là, on ne pense pas, Monsieur, on ne pense pas, on prie.

Jude partit d’un éclat de rire démoniaque, qui se reproduisait en écho dans toute la maison. ‘Je m’en doutais, ah ah, je m’en doutais’ ! Papy devint rouge comme la bisque, tandis que le visage de son épouse, Trinidad, prenait la teinte neigeuse de la nappe immaculée.

 

Joseph leva le poing en l’air et commença à crier. « Quoi ! Je me saigne les veines pour nourrir des enfants qui ne sont pas de moi ?!! Mais de qui sont ces bouches inutiles ?!! « Il faut vous dire, Monsieur, que chez ces gens-là, on ne cause pas, Monsieur, on ne cause pas, on compte. Alors Balthazar donna le coup final. « Christine et Christiane sont les enfants de Papy qui, en fait, n’est autre que le Saint Esprit. Elles sont nées de la façon la plus pure, par Immaculée Conception. ».  Alors là, tous les visages se figèrent, comme la soupe dans la soupière, tous bouche bée comme autant de ronds de serviettes.

 

Un trop plein d’émotion et le rire de Jude devint satanique, « Il m’enc…ait conception ?? A-t-on déjà vu des enfants naître ainsi ? Saint Esprit dites-vous ? Mais pas sain d’esprit, de toute évidence ! Ah la la, quelle famille !! « Alors Balthazar poursuivit et expliqua tout. Tous les projets pour l’Humanité, et les couacs dans les rouages de la machine à penser, qu’on pensait bien huilée pourtant. Il raconta l’idée de la Trinité, le père, le fils et le Saint Esprit. Et l’énorme bug qui suivit. Non seulement de cette Trinité le Fils devint Fille, mais en plus il y en avait deux.

 

Impossible de résoudre la quadrature du cercle, pour que la Trinité deviennent réalité, l’une des jumelles devait partir, quitter le cocon familial. L’enjeu était de taille, la peine valait la peine. Mais c’était difficile.  Parce que chez ces gens-là, on ne s’en va pas, Monsieur, on ne s’en va pas …  Christiane avait toujours été plus proche de sa mère, de son père et de Papy, elle fut donc l’élue.

C’est ainsi que, ce soir-là, Christiane vit sa sœur Christine franchir pour une dernière fois le seuil de la maison. Par la fenêtre, elle la vit monter dans un grand traineau rouge, et filer sur la neige …

 

Jamais plus on n’entendit parler d’elle. Des rumeurs racontent qu’elle a épousé le Père Noël …. Enfin… les rumeurs, Monsieur, vous savez … Les rumeurs …

 

Mais il est tard, Monsieur, il faut que je rentre chez moi ….

 

 

 

(« Épiphanie » est un mot d’origine grecque, Ἐπιφάνεια (Epiphaneia) qui signifie « manifestation » ou « apparition », voire « révélation » du verbe φαίνω (phaïnò), « se manifester, apparaître, être évident, révéler ».

L’utilisation du terme est antérieure au christianisme. Les « Épiphanes » sont, dans la culture grecque, les divinités qui apparaissent aux hommes.)

 

Vous pouvez écouter le texte, accompagné de la chanson de Jacques Brel ‘Ces gens-là’, en cliquant ici.

 

Et regarder l’intégralité de la chanson par le MaÎtre, en cliquant ci-dessous :

https://www.youtube.com/watch?v=2FCqjm2Jwhk

 

 

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4 réflexions sur “L’Epiphanie

  1. Contente d’avoir pu lire ton texte Flo ! Des portraits vifs et saisissants pour un texte à l’humour joliment amené. J’aime particulièrement la référence à Brel qui se prête si bien à ton histoire. « Ces gens là » reste une des chansons qui ont le plus marqué mon adolescence. Sans doute parce qu’au delà de tout ce qu’elle évoque, j’y ai entendu une ambiance, une histoire, un roman en devenir… une envie d’écrire qui palpitait déjà :)

    Aimé par 1 personne

    • C’était un atelier, je ne me souviens plus lequel, et Brel s’est imposé. Ces gens-là…
      Le fil tiré m’a amusée, je suis ravie s’il t’amuse aussi…
      Il y a une vidéo de Brel où il chante cette chanson, et oui, tu as raison, c’est une histoire qu’il nous déroule là, en quelques minutes, et avec talent… Merci beaucoup de ta visite, Lau, elle me fait très plaisir.

      Aimé par 1 personne

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